top of page
Search

De la gabegie

  • Ahmed Cherif CHEIKHNA
  • Feb 16, 2021
  • 10 min read

Updated: Feb 24, 2021

Le présent article se veut une contribution au débat mené au sujet de la gabegie et des comportements qui la favorisent. Son contenu est purement d’ordre éducatif et vise à permettre de prévenir la fraude. Il n’a pas pour but et ne doit pas conduire à remettre en cause la confiance placée par les directions d’entreprises dans leur personnel.




La gabegie est le désordre provenant d’une gestion défectueuse ou malhonnête. L’un de ses aspects, la fraude, est toute action destinée à tromper, à nuire à autrui ou à tourner une règle de droit ou une prescription légale par un comportement subtil. La falsification, le détournement, la dissimulation, la tromperie et la corruption en sont les manifestations.


La fraude commise en interne par les employés est particulièrement fréquente. Mais pourquoi donc les employés y recourent-ils?

Des chercheurs ont conclu que la fraude interne est moins en rapport avec l’opportunité qui s’en présente qu’avec la propre motivation de celui qui en réalise la perpétration: moins celui-ci est satisfait personnellement, plus il est enclin à un comportement déviationniste. Certains décrivent le phénomène comme étant une forme de « rétribution supplémentaire» dont l’employé fraudeur s’arroge le droit. En effet, chaque individu est plus ou moins imbu de la mesure de sa propre valeur. De ce point de vue, tout sentiment d’injuste rétribution peut statistiquement, l’exposer à un plus grand risque à faire pencher la balance en sa faveur.


Une deuxième théorie qui n’est d’ailleurs pas loin de la première, explique la fraude interne par la pression financière à laquelle un employé peut se trouver exposé. Donald R. Cressy, criminologiste de son état, (cité par Joseph T. Wells (2001)), a mené une enquête auprès de 200 condamnés pour détournement et a conclu que la fraude est dans la majorité des cas commise en vue de satisfaire à des obligations financières pressantes. Il a également observé la fréquence de deux facteurs : d’une part, l’opportunité donnée à l’employé de commettre puis dissimuler la fraude et d’autre part, la possibilité qu’il a de rationaliser et justifier à soi-même son geste comme ne relevant pas d’un acte déviationniste reprochable. Mark R. Simmons, éminent professionnel de l’audit interne et de la vérification, a dressé comme suit le portrait-type du fraudeur en interne :


- Il est un homme plutôt qu’une femme [rendons hommage à l’intégrité des femmes!] ;

- Il est intelligent et égotiste (défié par les systèmes « sécurisés », ennuyé par la routine au travail, méprisant les failles apparentes de contrôle, les incohérences managériales, etc.);

- Il est un fin inquisiteur, un fureteur (tenté par la découverte de la vulnérabilité d’un système, ou d’un programme d’ordinateur par exemple);

- C’est un preneur de risque, un briseur des règles et de l’autorité (il a tendance à contourner la loi et les règlements, à courir des risques, à prendre des « raccourcis ».) ;

- C’est un travailleur infatigable (premier à arriver le matin, dernier à rentrer le soir ; il prend peu de congés);

- Il est sous pression (crise personnelle, problème financier ou familial) ;

- Il est mécontent au travail ou enclin à la complainte (il a tendance à vouloir se « venger » ou à obtenir ce qu’il estime mériter justement).


Donald R. Cressey a développé, à la fin des années 40, le concept du Triangle de la Fraude:


Source: réimprimé à partir de l’article :

Occupational Fraud and Abuse, Joseph T. Wells, Obsidian Publishing Co. 1997.


Il a conclu qu’un individu est en mesure de commettre une fraude dès l’instant où les trois éléments suivants sont réunis : besoin financier persistant, conviction de pouvoir résoudre le problème par l’acte frauduleux, et possibilité de rationaliser le forfait ainsi commis.

Ainsi donc, toute fraude est une combinaison de motivation, d’opportunité et de justification.

Nous aborderons dans ce qui suit, les voies et moyens de desserrer la pression sur les employés, de réduire, voire empêcher les opportunités de fraude, et enfin, de prévenir les possibilités de déculpabilisation du geste du fraudeur. De façon schématique, il s’agit de s’attaquer aux trois côtés du polygone de la Fraude pour les démanteler systématiquement:




L’étau de la pression est desserré et toute possibilité de rationalisation de la fraude par un soi-disant mérite non rétribué, est prévenue à travers un système bien pensé, de récompense et de sanction : c’est la fameuse politique de la carotte et du bâton.


La récompense de la compétence et l’intégrité :


Cet aspect renvoie d’une part, à la nécessité d’assigner les responsabilités sur la base des critères de compétence, d’intégrité et de dévouement à l’éthique professionnelle et d’autre part, aux possibles incitations qui peuvent être accordées pour motiver à la performance. Le principe de l’homme qu’il faut à la place qu’il faut doit être la finalité de tout processus de recrutement. La reconnaissance et la valorisation du travail bien accompli doivent prévaloir à travers notamment, une juste rétribution et une récompense qui peut prendre la forme d’une citation à un ordre honorifique, une décoration ou l’octroi d’un bonus ou d’une prime.


Dans ce cadre, le salaire doit permettre une vie décente et mettre l’employé à l’abri des tentations déviationnistes. En effet, dans la hiérarchie des besoins de Maslow, celui de la survie (besoins physiologiques) est le premier à devoir être satisfait. Hoffman (1975) a précisément établi un lien étroit entre la satisfaction des besoins et la réactivité aux perspectives d’autrui (1), comme nous le verrons ci-après.

La résistance à la pression qui déclenche le processus de fraude est indubitablement fonction de notre degré de morale. Celui-ci obéit à une logique de développement de notre appréhension des dilemmes moraux et de notre intégrité. Comme les auteurs de la théorie du développement cognitif de la morale, Jean Piaget (2000) et Kohlberg (1969), cités par Prat C. (2002), l’ont montré « au niveau post-conventionnel [dont le sous stade 6 représente le degré de maturité éthique le plus avancé] le comportement de l’individu est guidé par des principes et des valeurs universels ». La pensée formelle qui permet l’accès à la sphère morale post-conventionnelle est tributaire de la décentration sociale (où l’altruisme se substitue à l’égocentrisme), laquelle est conditionnée par la satisfaction des besoins individuels (Hoffman, 1975, cité par Artaud, 1985).


C’est pourquoi les postes de responsabilité doivent être réservés à des cadres compétents d’un niveau de formation suffisamment élevé, plus disposés à être d’une moralité à toute épreuve. Certes, en cas de retour de manivelle, les fraudes commises par l’encadrement, eu égard à leur niveau de responsabilité, sont davantage préjudiciables pour les entreprises. Et plus anciens sont les cadres impliqués, plus importants sont les dommages !


Le contrôle et la lutte contre la fraude:

Le fraudeur cherche toujours à trouver une raison à son geste : il le rationalise en le déculpabilisant. Ce faisant, il est plus ou moins en paix avec sa conscience. Cette rationalisation peut prendre l’une ou l’autre des deux formes suivantes:


- réaction négative à une rétribution jugée injuste ou à un manque de revalorisation de l’effort fourni, à travers une attitude du type « c’est mon droit »;

- action en imitation d’antécédents de fraudes demeurés impunis ou pas suffisamment sanctionnés, dans un comportement de mimétisme exprimé par un « pourquoi pas moi ? » ou encore « après moi le déluge ! », caractéristiques des pays sous-développés où le devoir de protection des deniers publics contre la gabegie n’est pas totalement ancré dans les esprits.


Ces manifestations de la rationalisation par le fraudeur de son geste, sont :

- palliées au moyen d’une reconnaissance de la mesure du travail accompli comme signalé plus haut ;

- prévenues à travers l’instauration d’une culture d’entreprise qui prône un système de valeurs bien pensé ;


- sanctionnées au moyen d’un dispositif d’incrimination suffisamment dissuasif et s’appliquant à tous, sans distinction ou discrimination de quelque nature que ce soit. Comme l’observe Octave Gélinier (1991), « il n’y a pas d’éthique sans sanction (2) ».

A ce titre, les organes de contrôle devront être réhabilités et investis d’une mission de lutte contre la gabegie. Le rôle des commissaires aux comptes devra être étendu à l’obligation d’investigation en quête de la fraude, comme cela a été le cas en Europe et aux Etats-Unis d’Amérique, à la suite de la série des scandales financiers de ces dernières années.

La rédaction de chartes et codes d’éthique propres aux entreprises et paraphés par les employés à leur embauche (pour « sceller » leur adhésion formelle), a pour objectif de clarifier les comportements inappropriés ou susceptibles de conduire à la fraude: conflits d’intérêts, corruption, cas d’abus de biens sociaux et faux ou usage de faux, etc. Ainsi appropriées par le personnel, ces règles de conduite, outre leur aspect prescriptif, donnent un bon motif de sanctionner les employés qui viendraient à les transgresser.

Le principe U de l’Universalité de Habermas - selon lequel les conséquences et les effets secondaires qui proviennent, de manière prévisible, du fait que la norme a été universellement observée dans l’intention de satisfaire tout un chacun (3), peuvent être acceptées par toutes les personnes concernées sans contrainte et préférées aux répercussions des autres possibilités - gagne ainsi à être appliqué dans le processus d’élaboration des chartes d’entreprises. En effet, la formulation ou codification déontologique ne doit pas être synonyme de coercition morale, tout comme elle ne peut prétendre épuiser la liste des actions recommandables ou reprochables. Rien ne vaut des valeurs partagées et un volontarisme en la matière.


Des programmes d’éducation anti-fraude soigneusement conçus et dispensés sur une base annuelle au moins, en faveur de tout le personnel, constituent également une bonne solution. Toutefois, là aussi, on doit se garder de s’ériger en moralisateur, de donner l’impression de prêcher les bons comportements, tout comme de menacer de sanctionner les déviations. Des cas concrets de dilemmes peuvent être présentés et la psychologie de la fraude traitée, en mettant l’accent sur le fait que cette dernière n’est pas perpétrée par les seules mauvaises gens. Elle est souvent le fait d’individus bien pensants ou affichant une apparente rectitude, du reste, trompeuse.


En fin, l’installation de lignes téléphoniques du genre hotlines pour centraliser directement les plaintes et les révélations de faits délictueux, sur le ton de la confidentialité, est une pratique largement adoptée, notamment par des institutions internationales comme la Banque mondiale.


Récompense et sanction riment donc, comme nous venons de le voir, avec pression et rationalisation. Mais quid des opportunités de perpétration de la fraude ?


L’opportunité de la fraude et les comportements qui la favorisent :

La fraude advient assez souvent comme par accident : dans un moment d’inattention d’un superviseur ou à la faveur d’une défaillance de contrôle interne, quelque anormalité passe dans les mailles du système sans être détectée. Le candidat à la fraude teste alors le système pour vérifier ce qui se passe avant de perpétrer son acte.

L’opportunité de frauder est typiquement traitée à travers le renforcement du système de contrôle interne: lorsque les vérifications et les enregistrements appropriés sont réalisés, il est plus difficile de voir perpétrer une malversation. Pour prévenir les opportunités de fraude, les responsabilités dites incompatibles doivent être convenablement séparées. En effet, lorsque par exemple, une même personne a le contrôle à la fois des livres et des actifs, sa capacité de détournement n’a de limite que sa propre imagination. Mais lorsqu’elle partage ces tâches avec un autre employé, elle a moins de chances de succès dans son plan. En plus, lorsqu’un salarié doit se faire aider pour frauder (dans le cadre de liaisons hiérarchiques ou fonctionnelles), l’opportunité de le faire s’en trouve largement réduite. Mais la collusion n’est jamais exclue, et là aussi le retour de bâton peut être gravement préjudiciable.


En pratique, les fonctions d’autorisation, d’enregistrement, de conservation et de contrôle doivent être impérativement séparées. Le cumul de deux ou plus de ces fonctions donne au responsable la latitude de commettre des malversations et de les dissimuler aisément. Aucun individu, fût-il du niveau de dirigeant, ne doit diligenter une transaction financière du début à la fin. La désignation de comités d’audit chargés de veiller à l’application des procédures d’un bon contrôle interne et la conduite de manière régulière mais aussi inopinée de missions de vérification sont autant de mesures dissuasives.


Il est des situations et des comportements déviationnistes qui favorisent la fraude en lui préparant le terrain : favoritisme, clientélisme, népotisme, trafic d’influence et situations de conflits d’intérêt en sont les plus communs. Un haut fonctionnaire des Nations Unies, ayant servi en Asie du Sud Est, a eu tout le loisir de prendre la mesure de la gabegie qui y régnait à un certain moment. Muté en pays scandinaves, il a constaté une plus grande rectitude dans l’administration et a conclu que le comportement social de l’individu dans le groupe peut être un facteur favorisant de la corruption et de la fraude : dans le cas d’espèce, la chaleur dans les relations sociales et les proximités de parenté, très poussées en Asie et quasi absentes en Scandinavie, ont fait la différence.

Combattre les fléaux du favoritisme et du népotisme et sévir contre les situations qui favorisent l’aléa moral constituent un devoir national. Au nombre de ces situations, on peut citer les cas suivants:


- le manager ou gestionnaire est dans une position sécurisée, de laquelle il est difficilement déboulonné ; c’est le cas lorsqu’il est nommé sous la pression d’une tribu ou d’un électorat potentiel ou lorsqu’il bénéficie de la protection népotique ou politique d’un haut placé ;


- le financement ou le statut managérial sont indépendants du succès du projet ou de l’entreprise ;


- lorsque les responsabilités de gestion ne sont pas clairement définies et que l’obligation de rendre compte n’est pas précisément instituée.


La volonté politique devrait sévir et des textes législatifs devraient être pris ou modifiés à l’effet de prévenir ces situations ; c’est ainsi qu’en matière d’incompatibilités légales des commissaires aux comptes instituées par le code de commerce, le législateur s’est arrêté aux liens de parenté et aux alliances de deuxième degré alors que les liens familiaux et tribaux demeurent très influents en Mauritanie. D’ailleurs, les rédacteurs de l’ordonnance 2000-09 qui régit les établissements publics et les sociétés nationales, l’ont bien compris qui ont élargi les situations de conflits d’intérêt au quatrième degré. Mais l’indépendance des organes de contrôle est essentiellement une question d’attitude et d’esprit. Elle doit être à la fois généralisée et permanente:


- généralisée dans la mesure où elle peut être définie comme la liberté d’esprit face à toutes les contraintes ou autorités extérieures;


- permanente en ce sens que les contrôleurs sont tenus constamment de porter attention à toutes les situations susceptibles d’altérer leur liberté de jugement qui doit demeurer pleine et entière.


Méditons cette parole profonde de Francis Blanche (4): « Face au monde qui change, il vaut mieux penser les changements que changer les pansements ».


 


Notes :

(1) Dépassant le parallélisme entre les stades cognitifs de Piaget et les stades moraux de Kohlberg, Simpson (1974, 1976) a établi un nouveau parallélisme entre la hiérarchie des besoins de Maslow et les stades de Kohlberg.


(2) Selon Octave Gélinier (1991), « ce que l’on pourrait appeler le modèle de la secte, avec son propre credo, sa sélection à l’entrée, ses méthodes élaborées, sa vocation au progrès incessant et sa vigilance à l’égard des déviants, a profondément inspiré l’organisation des grandes entreprises… et aussi l’organisation des associations professionnelles : celles des experts-comptables, des juristes, des architectes,…Ces associations ont une charte, une probation à l’entrée, des commissions mettant à jour les méthodes et l’éthique de la profession, et une procédure d’expulsion des déviants. C’est suivant ce modèle qu’ont pu se développer des éthiques professionnelles sérieuses sans intervention de l’Etat, grâce à un système privé d’autodiscipline et de sanction au sein d’un segment de société : car il n’y a pas d’éthique sans sanction ».


(3) Ce principe-passerelle permet d’établir le consensus en tant que règle argumentative garantissant que “ les normes qui sont acceptées comme valides sont celles et seulement celles qui expriment une volonté générale (...) qui conviennent à la “loi universelle”.

(4) Francis Blanche (1921-1974) était un auteur, acteur et humoriste français.

Ces citations, sur le ton de l’humour, avaient valeur de vérités.

 
 
 

Comments


Contact

A2C – AUDIT, COMPTA & CONSEIL

Lot 2128, rue Hamdi OULD MOUKNASS, Najah TVZ,

Nouakchott - Mauritanie

E-Mail:   a2caudit@yahoo.fr
 

Mobile: +(222) 36 31 31 81

Merci pour votre envoi !

© 2023 par EAC TECHNOLOGIES

bottom of page